Responsável
da área “intelligence stratégique et politiques de puissance”, na École de
Guerre Économique, de Paris, Raphaël Chauvancy é oficial superior das “tropas
da Marinha” francesa e está actualmente destacado junto dos “Royal Marines”
ingleses. Nesta recente entrevista à GeopoWeb, ele faz o ponto de situação da
actual circunstância estratégica global (vista de Paris…) e esclarece conceitos
fundamentais nas grelhas de leitura da geopolítica, da guerra económica e da
estratégia. Sobre a Europa, diz o que nunca responsável político algum disse: “L’Union
Européenne n’existe ni en termes géopolitiques, ni en termes militaires”. E,
especificamente, sobre a Alemanha, “desconectada da realidade das relações de
força”, Chauvancy diz o que Maomé não se atreveu a dizer do toucinho…
“LA MONDIALISATION A ENGENDRÉ
UNE CONFLICTUALITÉ PERMANENTE.”
Raphaël
Chauvancy, officier supérieur des troupes de marine est actuellement détaché
auprès des commandos britanniques. Il est parallèlement en charge du module «intelligence
stratégique et politiques de puissance» de l’Ecole de Guerre Economique. Il
concentre ses recherches sur les problématiques stratégiques et les nouvelles
conflictualités. Interview exclusive.
GeopoWeb | 23 décembre 2021
GEOPOWEB.
L’idée de guerre économique et de puissance sont au cœur de vos travaux.
Comment les définissez-vous ?
Le moteur de toutes les sociétés
développées depuis l’antiquité est la quête de la puissance. C’est ainsi
qu’elles s’affirment, se protègent, contrôlent l’espace, maîtrisent les
éléments, se perpétuent et élaborent enfin une cosmologie propre.
La puissance ne se confond pas avec
la force, comme on le lit trop souvent. Elle est une relation multiforme et
synergétique. Tenant compte de la nécessité, la puissance est l’effet de la
projection dans le temps d’une volonté stratégique raisonnée sur l’environnement
humain, politique, social, économique, géographique et culturel.
Le jeu des puissances se fait à somme
nulle, car il est une relation comparative. Par ailleurs, le champ des
activités humaines s’élargissant, une puissance qui ne progresse pas régresse
mécaniquement. C’est pourquoi la puissance ne peut être pensée en dehors des
conditions de son accroissement, donc d’un cadre de compétition au mieux,
conflictuel au pire.
La guerre économique est une
des principales expressions contemporaines du choc entre les puissances.
Loin de se limiter aux expressions paroxysmiques du blocus ou des guerres
douanières, elle consiste à enfermer ses rivaux dans un écheveau de dépendances
économiques tout en cherchant s’en préserver soi-même au maximum. Les conquêtes
et la valorisation des domaines économiques ont ainsi largement supplanté
celles des territoires. La mondialisation a multiplié les menaces comme les
opportunités, conduisant à ce que Christian Harbulot appelle les guerres
économiques systémiques.
2.
Quels sont les nouveaux moyens de la panoplie guerrière? Le risque de guerre
est-il plus important comme le pensent certains observateurs (Francois
Heisbourg)?
Une erreur commune consiste à réduire
la guerre à l’homicide militaire. Or tuer n’est pas une fin en soi. C’est un
moyen parmi d’autres pour réduire un groupe capable de concevoir et de conduire
une volonté stratégique à une collection d’individus impuissants.
Le chef d’état-major des armées, le
général Burkhard estime que le cycle binaire guerre-paix est
désormais caduque. La mondialisation a engendré une
conflictualité permanente qui prend trois formes distinctes: la compétition, la
contestation et l’affrontement.
La première correspond à ce que les
Anglo-Saxons nomment le political warfare,
c’est-à-dire une guerre couverte portant sur les structures sociales et
cognitives; on peut le traduire par «guerre par le milieu social» (celui-ci
étant entendu comme l’ensemble des interactions humaines qui constituent une
société) ou GMS.
La seconde est celle des guerres hybrides et de la coercition grise, où
l’emploi de ‘proxys’ permet d’agir en deçà du seuil de l’engagement par le feu.
Enfin, l’affrontement prend la forme classique de
l’affrontement militaire.
Dans ce contexte, le véritable défi
pourrait être d’identifier la courte liste de ce qui ne relève pas de la
panoplie guerrière.
Pour en revenir à la guerre militaire
stricto sensu, le risque est incontestablement plus élevé aujourd’hui qu’au
début du siècle.
La
décision de l’Azerbaïdjan de trancher par les armes son différend avec
l’Arménie ou les incursions militaires turques dans l’espace maritime grec
l’illustrent.
La
faiblesse militaire de l’Europe est une véritable incitation à bousculer ses
intérêts de la manière la plus simple, par les armes. Athènes a également pu
mesurer l’inutilité des garanties des Etats-Unis comme de l’OTAN lors de sa
crise avec Ankara.
3.
Validez-vous l’idée que les relations internationales sont d’abord des rapports
de force internationaux, de pouvoir etc.., donc la victoire de Machiavel?
Les idéalistes ne cessent de se
heurter à la réalité machiavélienne. Les rapports de force sont la mesure du
monde.
Les grandes utopies ou les religions
qui ont réussi à marquer l’histoire de leur empreinte l’ont compris. Les autres
se sont effacées sans laisser de traces. Sans les guerriers de Clovis, la
France ne serait probablement pas restée catholique. La révélation de Mahomet a
été portée par le sabre. Les croyances dites woke contemporaines ne seraient
rien sans la puissance financière de la Silicon Valley et le soutien de
certaines agences américaines.
Même l’essor contemporain de la
société civile n’échappe pas à la règle des rapports de force. On ne peut pas
distinguer la société de la puissance qui en est l’expression, ni l’exempter du
jeu des rapports de force. Les idées, les structures sociales, l’organisation
économique, les références culturelles, les politiques d’éducation, les repères
moraux etc. s’y intègrent pleinement.
Les
Britanniques l’ont compris. Leur nouvelle stratégie dans la compétition globale
est celle d’une «whole of society response».
La société elle-même ne se distingue plus des instruments régaliens de la
puissance à l’heure des nouvelles guerres systémiques ouvertes ou couvertes.
4.
Faut-il parler d’un «retour de la menace» ou bien la guerre est-elle un éternel
anthropologique?
«La guerre est la mère de toute chose»
disait Héraclite.
Ses
formes évoluent en fonction des rapports de force. La paix est-elle un idéal ou
un mirage? Elle n’a en tout cas jamais été l’état normal d’aucune société.
Il semble bien que le moteur des
relations humaines soit la recherche de la puissance individuelle et
collective. C’est elle qui pousse l’homme à comprendre, à concevoir, à agir et
à réaliser ses projets. C’est encore elle qui l’entraîne à repousser ses
limites. Cette flamme prométhéenne a pour contrepartie une insatisfaction
permanente et une conflictualité systémique.
Le
désir insatiable et la guerre sont à la fois le secret et le tourment de notre
l’humanité, comme les Anciens l’avaient pressenti.
5.
Qui est l’ennemi aujourd’hui? Peut-on le nommer? Comment s’y retrouver dans le
vocabulaire de la menace (ennemi étatique, risques, menaces, adversaire
potentiel etc...)? La surcharge de vocabulaire guerrier (guerres invisibles,
économique, contre le terrorisme, juridiques avec l’extraterritorialité
etc...), n’est-elle pas une erreur?
L’ennemi est celui que l’on affronte
directement par le feu.
Les
Européens ont beaucoup de mal à accepter la notion d’ennemi. En France même, il
est révélateur que nous prétendions faire la guerre au «terrorisme», qui est un
mode d’action et ne désigne personne, plutôt que d’assumer notre engagement
militaire contre les groupes islamistes. Refuser de les nommer, c’est refuser de
les comprendre et de les vaincre. Les islamistes sont des ennemis.
Mais dans le nouveau système
stratégique mondial l’ennemi est souvent plus insidieux. Dans un contexte de
contestation, il prend le masque de l’adversaire avec lequel se joue une partie
faite d’opposition, de lignes rouges et de compromis partiels. La Chine ou la
Turquie sont des adversaires.
Enfin, la compétition globale est une
jungle où les coups sont portés tous azimuts. Elle ne connaît pas d’alliés, que
des acteurs, Etats ou organisations diverses, qui défendent leurs
intérêts.
L’âge
des alliances inconditionnelles est révolu.
Elles ne sont plus que de circonstances et parfois à front
renversé. Les Etats-Unis nous l’ont rappelé cruellement en balayant sans états
d’âme nos intérêts industriels et géopolitiques dans le Pacifique en signant le
traité AUKUS.
Les
Allemands nous le montrent tous les jours, que ce soit dans l’affaire du SCAF
ou sur la question du nucléaire civil.
Le monde multipolaire qui a émergé au
cours de la dernière décennie est à la fois plus libre et plus conflictuel que
celui de l’hégémonie unilatérale américaine qui a suivi la chute du mur de
Berlin. Les collaborations et les contacts entre nations sont plus nombreux et
plus éphémères.
L’affirmation
des identités et des intérêts nationaux prend les Européens à contrepied. Ils ont cru de bonne fois au mythe de la fin de l’histoire
et du village global qui répondait à leur besoin de sécurité
matérielle et psychologique.
Il
leur est dur de découvrir un monde d’ennemis, d’adversaires et de rivaux.
Nous cherchons à réduire l’autre à
une simple extension de nous-mêmes par peur de la confrontation et des remises
en cause qu’elle implique.
Nous
sommes même prêts à renoncer à notre identité en espérant que l’autre fasse de
même et qu’à ce prix nous évitions des conflits que nous ne savons plus mener
et encore moins gagner.
Malheureusement,
l’autre ne cherche pas l’indifférenciation. Il poursuit des objectifs propres qui
peuvent être de nous supplanter.
Morgenthau disait que le pacifisme
était le fruit de l’ignorance et que si connaissions mieux les autres nations
et leurs arrière-pensées, les guerres éclateraient plus tôt et plus souvent.
De
fait, en développant nos capacités en termes d’interculturalités, c’est à dire
en apprenant à voir le monde avec les yeux de l’autre en nous glissant dans ses
propres modes de représentation, nous verrions sans doute qu’il est difficile
de s’entendre avec la Chine totalitaire, que les islamistes ne sont pas que des
frustrés mais des ennemis plus conscients qu’on ne veut bien l’admettre, que
nos alliés américains nous aimeraient plus soumis et ne reculerons devant aucun
moyens pour y parvenir, que nos amis européens ont une vision de leurs fins
dernières nationales qui n’est pas toujours compatible avec la nôtre.
Dans ces conditions, l’emploi
pléthorique du mot guerre correspond à une prise de conscience progressive et
salutaire. La guerre normative, la guerre culturelle, la guerre économique
etc... sont les différentes facettes de la GMS dans un monde qui ne connaît
plus la paix.
6.
Validez vous le terme “guerre froide” dans le contexte actuel?
L’interdépendance économique réduit-elle le risque de guerre?
La Guerre Froide correspond à une
situation historique donnée. L’analogie est rassurante parce qu’elle se
rapporte à des évènements connus dont le happy end autorise tous les espoirs.
Mais la situation est différente. Le
contexte n’est plus bipolaire, il est celui de la multipolarisation du monde et
de la compétition globale.
En 1914, les économies européennes
étaient très largement interdépendantes…
L’interdépendance économique
n’empêche pas l’affrontement militaire et ne fait qu’exacerber la guerre
économique. N’oublions pas non plus que les interdépendances ne sont jamais
également réparties. Elles ne font que complexifier les rapports de force.
7.
Comment garantir la sécurité en situation asymétrique?
La sécurité consiste à pérenniser la
capacité d’un corps collectif à subsister et à défendre ses intérêts de manière
autonome.
A ce titre, un pays comme la France
se trouve dans un rapport du fort au faible face aux groupes djihadistes
sahéliens mais du faible au fort en termes économiques par rapport aux
Etats-Unis ou à la Chine.
Dans un rapport du fort au faible, la
force ne doit pas faire oublier les voies de la puissance, qui sont
multi-domaines et indirectes.
Dans
tous les cas, la priorité est de définir des objectifs réalisables et de
concentrer ses efforts sur l’essentiel, en réalisant les concessions
nécessaires et en portant l’accent sur l’ingénierie sociale et informationnelle
pour créer les conditions d’acceptation d’une solution négociée.
En
Algérie, la victoire militaire totale des forces françaises en 1962 a eu le
même effet que Dien Bien Phu. Parce que le maintien du lien colonial n’était
pas réaliste alors qu’il aurait été possible de préserver les intérêts de la
minorité d’origine européenne et les liens transméditerranéens en accordant
l’indépendance en 1958. Combien les deux pays en auraient tiré avantage!
Les
Américains ont commis la même erreur en Irak. La grande difficulté est de ne
pas être prisonnier de la guerre mais de garder en vue ses objectifs
stratégiques.
Dans un rapport du faible au fort,
les stratégies subversives ont fait leur preuve. Il est plus facile de
conserver l’initiative lorsque l’on s’attaque à une entité plus forte,
conservatrice par définition puisqu’elle cherche à préserver sa situation
dominante. Elle est également moins souple et moins apte à se remettre en
cause. Il est possible de prendre l’ascendant par la méthode de la surprise
permanente qui use l’adversaire, le déstabilise et finit par provoquer sa
lassitude.
En dernier recours, la guerre est un
choc de volontés. Le protagoniste le moins déterminé ou le moins constant est
appelé à se soumettre.
Quels que soient les rapports de
force initiaux, quiconque renonce aux voies de la puissance renonce à exister
en tant qu’entité stratégique, c’est-à-dire en tant que collectivité unie par
une communauté de destin.
8.
Quel est votre regard sur l’Afghanistan, la Syrie etc...? Un déclin de
l’Occident?
Entendons-nous d’abord sur le terme
d’Occident. L’expression est utilisée depuis l’après-guerre pour désigner d’un
bloc le leader américain et ses protectorats européens, dépourvus d’autonomie
stratégique faute de moyens et de volonté. L’Occident est tombé avec le mur de
Berlin. Si la subordination stratégique du vieux continent au nouveau subsiste,
la communauté d’intérêts face à la menace directe soviétique a disparu, lui
retirant toute légitimité.
En Afghanistan, les nations
européennes ont fait étalage de leur faiblesse. Initialement, les Américains ne
voulaient d’ailleurs pas d’elles sur ce théâtre. Elles ont insisté, imaginant
renouer avec la démonstration militaire de la première guerre du Golfe. Quand
le conflit s’est durci, elles ont soigneusement évité les opérations de combat,
enfermées dans leurs camps quand elles n’achetaient pas la paix dans leur
secteur en payant les Talibans. Elles ont prouvé au monde qu’elles n’avaient ni
capacités matérielles, ni expérience opérationnelle, ni résilience face à la
mort. Seuls les Britanniques et les Français ont fait exception.
Du côté américain, le bilan afghan
est plus mitigé. Des sommes astronomiques ont été dilapidées en pure perte, si
ce n’est pour rappeler que la force militaire ne devait pas être confondue avec
la puissance et que le volontarisme avait ses limites.
En
revanche, Washington a donné une preuve éclatante de ses capacités militaires
uniques. Quelle autre puissance aurait pu consentir un tel effort pendant vingt
ans et même réussir l’exploit logistique d’un retrait en des délais
extraordinairement contraints? Qui songerait à un affrontement conventionnel
ouvert face à une telle armée? Le retrait d’Afghanistan est une blessure
d’amour-propre qui devrait vacciner les Américains contre l’hyper-extension de leurs interventions et les
pousser à concentrer leurs efforts, il ne change rien à leur puissance globale.
La situation en Syrie est complexe.
La France y a manqué de prudence. Les rodomontades du président Hollande
menaçant le régime syrien de frappes aériennes puis se rétractant devant le
refus américain est un des pires fiascos de notre politique étrangère.
La
France a voulu jouer aux grandes puissances dans une de ses anciennes sphères
d’influence. Elle s’est vue ramenée cruellement au statut que lui confèrent ses
moyens réels: on l’écoute au Mali parce que ses moyens d’action y sont sans
équivalent, en Syrie, elle n’est pas un acteur de premier rang. Les autres
nations européennes sont inexistantes sur le dossier. On notera la prudence
américaine sur le dossier et la remarquable action des Russes qui ont dû
s’insérer dans le jeu pour y défendre leurs intérêts.
De manière générale, un monde
multipolaire est un monde de frictions. L’émergence de nouvelles puissances
régionales provoque inéluctablement le déclin relatif des anciennes puissances
hégémoniques, comme les Etats-Unis. A contrario, des marges de manœuvre pourraient
s’ouvrir pour une puissance moyenne globale comme la France, à condition d’agir
prudemment, en fonction de ses moyens. Il n’est rien de plus nuisible que
d’afficher des prétentions que l’on n’a pas les moyens de soutenir.
9.
Quelles sont les grandes différences de culture stratégique entre les trois
grands (Russie, Chine, Etats-Unis)?
Avec la doctrine Gerasimov, du
nom d’un de ses chefs d’état-major, la Russie dispose d’une doctrine d’action
indirecte et d’utilisation des proxys dont
l’efficacité a été démontrée en 2014 en Crimée. D’autre part, elle maintient
son statut de grande puissance grâce à ses forces armées conventionnelles et
nucléaires. La Russie n’a donc d’autre choix que de les mettre en scène lors de
gigantesques exercices militaires, qui sont moins des provocations que le
rappel et la mise en valeur du principal atout d’un Etat sur la défensive. Elle
cherche d’ailleurs à faire de son complexe militaro-industriel le moteur de sa
réindustrialisation.
Elle
a également hérité de l’Union soviétique le principe de non-distinction entre
la guerre et la paix. Ceci dit, Moscou a perdu son principal outil d’influence
extérieur avec la chute du communisme.
Le
modèle russe ne dispose plus de pôle d’attraction significatif sur les opinions
publiques de ses rivaux. Un modèle peu attractif et un PIB inférieur à celui de
la Corée du Sud limitent ses prétentions. En dehors de son environnement
proche, ses moyens d’action sont relativement limités mais lui permettent
néanmoins d’exploiter intelligemment les faiblesses ou la naïveté de ses
rivaux, comme on peut le voir en Afrique.
La culture stratégique chinoise
est essentiellement couverte. Elle a
notamment assimilé la pensée stratégique de Mao, inscrite dans la constitution.
Sa théorie des contradictions suppose une analyse discrète et minutieuse des
forces et faiblesses de l’ennemi et notamment de ses points de tension
internes, les «contradictions». Leur exploitation permet d’initier un processus
de dislocation interne de la cible et met en place les conditions structurelles
de la victoire. Le coup de boutoir final n’est que le couronnement de cette
approche bien plus stratégique que tactique.
Consciente
de l’atout que peut présenter sa masse, la Chine compte aussi sur la stratégie
de la saturation. Pendant la guerre de Corée, elle a ainsi tenu en échec les
Américains, au prix de pertes dix fois plus élevées. En mer de Chine, Pékin
accumule et concentre aujourd’hui des moyens destinés à saturer les capacités
qualitativement supérieures de Washington.
Le
but est d’ailleurs sans doute moins de se mettre en situation de gagner un
affrontement direct que de décourager les Américains de s’y risquer et, plus
encore, de finir par convaincre les Taïwanais eux-mêmes de négocier un
rattachement présenté comme inéluctable en raison de la bascule progressive des
rapports de force.
La
Chine utilise également la coercition grise et les proxys pour avancer ses
pions. Plus que la coercition, elle cherche à mettre en
place des liens de dépendance structurelle.
S’il
y a une chose à mettre au bénéfice de la présidence Trump, c’est d’avoir enfin
compris que les objectifs de Pékin étaient «d’accroître la puissance globale de
la Chine», selon les mots de Xi Jinping, et de l’avoir forcé à afficher ses
ambitions prématurément. La Chine totalitaire est perçue comme une menace par
ses voisins et une banque peu regardante par les nations en voie de
développement. Il n’est pas certain qu’elle apparaisse véritablement comme un
modèle.
La culture stratégique
américaine est ambivalente. Elle est une
culture de l’affrontement direct et du combat frontal. Guerres indiennes,
guerre de Sécession, conflits mondiaux et interventions récentes illustrent une
conception manichéenne de la guerre caractérisée par la criminalisation de
l’ennemi. On ne négocie pas avec le mal, on l’éradique. D’où une grande
difficulté à accepter des solutions de compromis, assimilées à des compromissions,
et les mécomptes qui en découlent.
L’
Amérique a une capacité sans équivalent à mobiliser ses gigantesques ressources
en cas de nécessité. Ses défaites expéditionnaires ne doivent pas faire oublier
qu’à chaque fois que ses intérêts vitaux ont été en jeu, elle a fini par
écraser ses rivaux.
Les Etats-Unis ont également développé des capacités d’action indirectes de
soft power et d’influence qui vont bien au-delà de ce qu’on se représente
communément en France.
Le
political warfare, défini en 1948 par Georges Kennan,
consiste ainsi à agir insensiblement sur les structures sociales et cognitives
de la cible. Le plus grand succès de cette approche offensive est
l’américanisation en profondeur de l’Europe qui a conduit à sa stérilisation
stratégique. La principale faiblesse de l’Amérique est aujourd’hui son extrême
polarisation. Le rêve américain en pâtit sans doute mais aucun rêve européen,
russe ou chinois n’est capable de le remplacer pour l’instant, et le pouvoir
d’attraction américain demeure sans équivalent. La particularité de la culture stratégique américaine réside dans
la combinaison du hard et du soft power, le «smart power».
10.
Finalement la démocratie pacifiée peut-elle penser la guerre?
Une démocratie pacifiée a-t-elle un
sens? Est-elle plus qu’un mot? Elle est consubstantielle au culte du progrès et
à l’idée de liberté, deux idées très peu pacifiques.
La
démocratie n’est pas la paix mais une forme consensuelle de régulation de la
guerre sociale.
Elle repose sur la controverse,
certes, mais aussi sur l’acceptation des différences au sein de sa propre
communauté, grâce au sentiment que ce qui relie chacun à ses concitoyens est
plus important que ce qui l’en sépare. C’est ce qui rend une défaite électorale
acceptable. L’opposant politique n’est pas un ennemi ; ses propositions
peuvent être combattues, elles n’en sont pas moins reconnues comme légitimes.
La démocratie ne peut enfin exister
que dans une société ouverte dont le pivot est la liberté de penser. Sans le
droit de débattre sans se sentir offensé, d’opposer la raison aux croyances, de
confier l’avenir d’une communauté au suffrage de ses citoyens elle n’est qu’un
mot. Or nous assistons à la multiplication des interdits moraux dans le
débat public, à la dislocation des identités et à la subordination du pouvoir
politique aux pouvoirs normatifs privés, publics ou supranationaux.
Notre société est-elle encore
véritablement une société ouverte? Notre démocratie a-t-elle encore un sens?
Une démocratie apaisée n’est-elle pas le synonyme d’une démocratie dévitalisée?
Leur dynamisme, leur créativité, leur
cohésion interne et leur confiance en eux ont permis aux régimes démocrates de
combattre et de vaincre toutes les formes d’organisations politiques
autoritaires, totalitaires ou anarchistes rivales. Peut-être ne savons nous
tout simplement plus penser la guerre parce que nous ne sommes plus réellement
démocrates.
11.
Le Brexit bouscule-t-il la sécurité de l’Europe? Quel type d’alliance avec
l’Allemagne? L’Aukus: une nouvelle alliance qui laisse de côté l’Union?
L’Union Européenne n’existe ni en
termes géopolitiques, ni en termes militaires. A ce titre, le Brexit est un
facteur neutre. Les deux seules puissances militaires européenne crédibles, la
France et le Royaume-Uni, demeurent liées par les accords bilatéraux de
Lancaster, signés en 2010. Le coup de froid actuel sur les relations entre
Londres et Paris ne change structurellement rien à cette réalité.
L’AUKUS marque certes un
rapprochement entre les nations anglo-saxonnes, mais est-ce une nouveauté ou
une surprise? Cette alliance laisse évidemment de côté l’UE, que personne ne
prend au sérieux dans le domaine de la sécurité - qui est aussi celui de la
realpolitik. Le seul succès européen est celui de l’engagement des forces
spéciales de plusieurs de ses membres dans le cadre de l’opération Takuba au
Mali. Seulement, il ne s’agit pas tant d’une opération européenne que d’une
opération limitée entre nations européennes que la France a voulu placer sous
la bannière de l’UE.
Au grand dam de Paris, qui
souhaiterait en faire son partenaire privilégié pour affirmer l’autonomie
stratégique de l’Europe, l’Allemagne est un non-acteur en termes de sécurité.
Pire encore, Berlin n’a jamais réussi à compter parmi les puissances
responsables contribuant à la stabilité internationale. Elle est passée d’un
idéal militariste à un idéal pacifiste, aussi déconnectés l’un de l’autre de la
réalité des rapports de force.
D’autre
part, l’Allemagne n’a jamais su sacrifier ses intérêts immédiats au maintien de
l’équilibre international ou à une vision stratégique à long terme. On le voit
aujourd’hui sur le plan économique.
Il
est difficile de changer la culture stratégique d’un pays. Pourtant, à côté de
la Chine, du bloc anglo-saxon et des géants émergents que sont l’Inde ou le
Brésil, la seule chance pour les nations d’Europe continentale est d’unir leurs
forces autour de Paris et Berlin. Les Allemands sauront-ils le comprendre à
temps? Si ce n’est pas le cas, au lieu de le leur reprocher, peut-être les
Français devraient-ils changer leur manière de présenter leur projet pour le
rendre désirable ou acceptable à leurs voisins, c’est-à-dire d’utiliser leur
capacités d’influence pour faire évoluer leurs perceptions.
12.
«Penser la guerre», n’est-ce pas réintroduire une dimension de souveraineté et
donc remettre en question au moins en partie le tout-libéral? Le débat sur la
souveraineté dans un monde d’interdépendance n’est-il «un serpent de mer» à
chaque élection?
La souveraineté est la capacité d’un
groupe à concevoir et poursuivre ses intérêts stratégiques propres.
C’est-à-dire à penser la guerre. Un peuple qui n’est capable ni de la penser,
ni de la conduire, accepte le protectorat d’une autre puissance.
Les interdépendances croisées
ne remettent aucunement en cause la notion de souveraineté.
Seulement, elles entrent dans une vision stratégique afin de ne consentir que
des dépendances superficielles.
Les
Etats-Unis, la Chine, l’Inde etc... cherchent tous à réduire leurs dépendances
critiques. Même l’Europe semble enfin prendre en compte cet enjeu crucial.
Certaines
dépendances hypothèquent l’avenir. D’autres, au contraire, procurent des marges
de manœuvre en libérant des forces dans des domaines essentiels. Le jeu
consiste à s’assurer de la plus large liberté de mouvement possible tout en
entravant ses rivaux.
Si les échanges internationaux ont
encore de beaux jours devant eux, le libéralisme est mort. Le développement des
échanges économiques n’a pas mis fin à la guerre comme il le proclamait, au
contraire. Les pays cherchent désormais à accroître leur puissance par
l’économie qui est l’objet de compétitions, de contestations et
d’affrontements.
D’autre
part le postulat selon lequel le développement de l’économie conduisait à la
démocratie s’est révélé faux. La Chine totalitaire est sur le point de devenir
la première puissance économique mondiale tandis que les îles du Cap-Vert, dont
50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, connaissent
l’alternance démocratique d’une démocratie représentative.
Attention cependant à la notion de
souveraineté, ce mot-valise dont on se demande parfois ce qu’il renferme. Si
c’est un refuge pour refuser les inéluctables bouleversements du monde ou
l’autre mot de la nostalgie des temps qui ne reviendront plus, elle est une
illusion dangereuse. La souveraineté sans la puissance n’est qu’un repli
frileux.
13.
Le projet de défense européenne et/ou la boussole stratégique, peuvent-ils se
concrétiser et permettre de desserrer la prise en étau de l’Union?
Tout dépend par ce qu’on entend
par la défense européenne. Une armée européenne unifiée est
une chimère à laquelle, heureusement, plus grand-monde ne croit. Même l’idée de
créer une capacité européenne autonome de déploiement rapide a peu de chance de
passer de la théorie à la pratique. Il est peu probable qu’un «corps européen»,
entravé par les différences en termes d’équipements, d’approches
opérationnelles et de restrictions nationales (les CAVEAT) puisse jamais faire
beaucoup mieux que de distribuer des packs d’eau dans un cadre humanitaire.
L’efficacité ou l’utilité de la
boussole européenne ne doivent pas être surestimées
mais les déclarations de M. Josep Borell appelant l’Union à passer au hard
power révèlent un changement de mentalité dont on ne peut que se réjouir.
Surtout, certaines initiatives
concrètent peuvent servir de catalyseur de puissance pour les nations qui
composent l’Union.
Le concept de “présence maritime coordonnée européenne” permet
ainsi de pallier les formats contraints des marines européennes et d’assurer
une présence permanente dans des zones d’intérêt maritimes définie par le
Conseil de l’Union. Menée avec succès dans le Golfe de Guinée, l’expérience
pourrait se renouveler dans la zone indo-pacifique.
Sur le plan militaro-industriel, la Coopération Permanente Structurée (PESCO) facilite
la coordination entre nations volontaires autour de certains projets Défense.
Cette approche par mutualisations
différenciées, à la fois réaliste et efficiente, est le meilleur moyen de
construire l’Europe de la Défense en pérennisant ses structures technologiques
et en d’optimisant les ressources insuffisantes de ses forces armées.
La Défense européenne ne se
développera cependant que si les Européens parviennent à résoudre le problème
de leur désarmement moral, lié à une véritable mentalité insulaire.
Ils
se croient isolés des problèmes du monde et n’ont à ce jour ni la volonté, ni la
résilience nécessaire pour faire face aux périls qui montent. L’Union ne pourra
desserrer l’étau que vous évoquez qu’en retrouvant les bases de ce que l’amiral
Castex nommait le «moral stratégique».
14.
Populisme intérieur, menaces et arrogance des régimes autoritaires etc...
Pourquoi nos sociétés libres et riches ne portent-elles plus le fer de lance de
la modernité?
Peut-être la réponse figure-t-elle
dans la question. Nos sociétés «libres et riches» ont tout. Elles estiment plus
ou moins consciemment qu’elles ont désormais plus à perdre qu’à gagner de
l’évolution du monde. Elles n’aspirent pas à améliorer leur situation mais à la
geler pour préserver leurs avantages acquis. En perdant confiance en elles et
en l’avenir, elles ont renoncé à la capacité de porter la modernité.
Tout changement est une rupture de
l’ordre et des équilibres établis, c’est-à-dire une forme de contrainte et de
guerre sociale. Or, la modernité s’est constituée sur la valorisation du
changement en tant que tel. Dès lors qu’une société le refuse, elle se condamne
à être distancée, dépassée.
L’Europe a engendré les grande
Révolutions religieuses, industrielles, intellectuelles ou sociales depuis le
XVIe siècle. Elle avait toujours un temps d’avance sur ses rivaux puisqu’elle
provoquait elle-même les changements qui les plaçaient en déséquilibre et en
réaction.
Cette époque est révolue. Quelques
changements sociétaux ne changent rien au fait que les nations européennes sont
devenues conservatrices. Elles subissent désormais l’initiative d’acteurs plus
dynamiques, audacieux et agressifs. Elles ne dirigent plus le courant du
progrès mais le subissent.
La plupart des populismes de
droite ou de gauche partagent la même peur d’un monde qui change,
qu’ils ne comprennent pas et qu’ils sont incapables de dominer. Ils sont
révélateurs d’une crise de conscience particulièrement grave et, quelque part,
de la perte de l’esprit révolutionnaire au profit d’une nostalgie sans retour
ou d’un nihilisme désespéré.
15.
En définitive, les hommes font-ils l’histoire ou bien est-ce l’inverse?
L’homme est un animal historique,
c’est-à-dire un être social projeté dans le temps. Les influences reçues et
exercées dépassent les bornes de l’individu éphémère. Elle se mêlent et
s’entrecroisent inégalement.
Les hommes font l’histoire lorsqu’ils
en comprennent les ressorts et les dominent. S’ils se contentent de poursuivre
leurs rêves et leurs croyances, ils deviennent les esclaves de forces qui les
dépassent. Ils se soumettent sans le savoir à la fatalité, et se contentent
d’occuper l’espace au lieu d’entrer dans l’histoire en la forgeant.
Toutes les générations connaissent la
même alternative: agir ou subir.
Raphaël Chauvancy, le 22 décembre 2021
https://geopoweb.fr/?LA-MONDIALISATION-A-ENGENDRE-UNE-CONFLICTUALITE-PERMANENTE-Par-Raphael
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