Le XXIe siècle, âge des États civilisations?
par Florian Louis | Conflits | 4 Nov. 2019
À en croire les voix de plus en plus nombreuses qui l’affirment, un nouveau type de réalité étatique, l’État civilisation, aurait vu le jour au cours des dernières décennies et se répandrait progressivement par le monde. Forme politique originale dont les incarnations paradigmatiques seraient la Chine et la Russie, l’État civilisation est présenté par ses promoteurs comme étant appelé à prendre inéluctablement le dessus sur le modèle occidental de l’État nation qui serait arrivé à péremption.
Popularisée en 2009 sous la plume du chercheur de la London School of Economics (LSE) Martin Jacques, reprise à son compte en 2012 par le spécialiste chinois de Relations internationales Zhang Weiwei, la notion d’État-civilisation est vite devenue à la mode au point d’être reprise à son compte par le président Poutine en personne lors d’une intervention devant le club Valdaï en 2013.
Elle prétend rendre compte des mutations contemporaines de l’ordre géopolitique mondial et du tournant stratégique opéré par des pays comme la Chine, la Russie, l’Inde ou encore la Turquie. Par «État civilisation» (Civilization State)[1], ces auteurs et ceux qui leur ont emboîté le pas désignent un type d’État original qui diffèrerait fondamentalement du modèle occidental de l’État nation.
La civilisation contre la nation
Alors qu’une même civilisation, à l’image de l’Europe par exemple, peut compter en son sein plusieurs nations ayant chacune donné lieu à une incarnation étatique distincte (la France, l’Allemagne, l’Italie, etc.), un État civilisation ou État civilisationnel a la prétention, plus ou moins réalisée dans les faits, de présider seul aux destinées de l’ensemble d’une aire civilisationnelle: ce serait par excellence le cas de la Chine ou de la Russie, deux États qui ne seraient pas seulement les émanations de deux nations, mais de deux civilisations, cette dernière réalité étant perçue comme supérieure à la première du fait de sa plus grande profondeur historique.
La nation serait en effet une construction relativement récente et donc fragile qui tenterait d’amalgamer avec des bonheurs divers des populations porteuses de substrats civilisationnels potentiellement hétérogènes. La civilisation serait au contraire une réalité immémoriale transmise inlassablement d’une génération à l’autre depuis la nuit des temps. Chine et Russie auraient en commun d’avoir toutes deux, au XIXe siècle, tenté d’imiter l’Occident pour le rattraper. Pour ce faire, elles auraient importé à leurs dépens un modèle national qui s’est avéré inadapté à leurs spécificités civilisationnelles et ce faisant néfaste à leur épanouissement.
C’est en renonçant à ce modèle castrateur et en renouant avec leur héritage civilisationnel propre, donc en affirmant leurs différences avec l’Occident et ses valeurs sans chercher à s’en excuser ou à s’en justifier, qu’elles regagneraient aujourd’hui en vigueur au point de pouvoir désormais rivaliser avec lui.
Cette leçon aurait notamment été retenue au Moyen-Orient où la prétention à ériger par la force un «État islamique» témoignerait selon le politiste britannique de la LSE Christopher Coker d’une tentative d’avènement d’un État civilisation arabo-musulman dans une région du monde historiquement fragmentée et affaiblie par les rivalités entre des projets nationaux concurrents qui brideraient sa force civilisationnelle intrinsèque.
Une conception identitaire de l’État
Penser l’État au prisme de la civilisation plutôt qu’à travers celui de la nation a d’abord des conséquences au niveau intra-étatique. Cela suppose en effet que les citoyens dudit État qui n’en partagent pas le substrat civilisationnel se trouvent relégués dans une position subalterne dans leur propre pays, ce dont le modèle national réputé plus intégrateur était censé les prémunir. Ainsi, tandis que le parti du Congrès de Gandhi et Nehru, tenant d’une conception nationale de l’Inde, insistait sur l’égale citoyenneté des Indiens de toutes confessions, le BJP de Modi, adepte d’une conception plus strictement civilisationnelle de l’indianité, cherche à réduire les manifestations de tout ce qui est perçu par lui comme étranger à celle-ci, à commencer par l’islam.
La fin de l’universalisme libéral
Sur le plan global, l’affirmation d’États civilisations a pour principale conséquence de discréditer toute prétention à imposer des normes ou des valeurs universelles, chaque État civilisation pouvant se targuer d’avoir ses propres normes et valeurs conformes à son héritage civilisationnel. En conséquence, les tentatives occidentales d’imposer des standards à valeur universelle sont perçues et dénoncées comme des formes inacceptables d’impérialisme civilisationnel.
L’État civilisation aboutit donc à une attitude relativiste qui modifie en profondeur les rapports interétatiques. Ainsi que le résume le politologue allemand Adrian Pabst, «il est en passe de transmuer la géopolitique de l’après-guerre froide d’un universalisme libéral en un exceptionnalisme culturel»[2].
L’État civilisation est-il soluble dans l’Occident?
Originellement pensé et incarné par des pays non-Occidentaux désireux de contester l’hégémonie politique et culturelle de l’Occident, l’État civilisation serait à présent en train de s’imposer au cœur même de l’Occident par le biais des théoriciens de la nouvelle droite américaine comme Steve Bannon.
C’est en tout cas la thèse défendue par le chroniqueur du Financial Times Gideon Rachman pour qui l’éphémère conseiller stratégique de Donald Trump aurait converti son mentor à une conception civilisationnelle de l’État en tournant le dos au traditionnel universalisme états-unien. Au lieu de se poser comme ses prédécesseurs en héraut de la civilisation, l’actuel locataire de la Maison-Blanche se voudrait plus modestement le défenseur d’une civilisation occidentale menacée jusque dans son berceau par des flux migratoires mettant en péril son intégrité identitaire.
Cette conversion de l’Occident au modèle de l’État civilisation, que ses promoteurs présentent comme sa planche de salut, est au contraire analysée par Gideon Rachman comme un symptôme de sa faiblesse et de son déclin.
Alors que jadis, les pays non-occidentaux imitaient l’Occident en adoptant son modèle de l’État nation, ce serait aujourd’hui l’Occident qui irait chercher chez les autres le modèle politique de l’État civilisation pour tenter de sauver ce qui peut l’être de sa grandeur passée. C’est pourquoi Rachman affirme que «l’adhésion de Trump à une vision «civilisationnelle» du monde est un symptôme du déclin de l’Occident» car celui-ci ne se penserait plus suffisamment fort pour défendre l’universalité de son modèle[3].
La revanche de Huntington
Même si elles ne s’y réfèrent pas toujours explicitement, les théories de l’État civilisation doivent beaucoup au paradigme huntingtonien du «choc des civilisations».
Rappelons que pour Samuel Huntington (1927-2008), l’ordre mondial de l’après Guerre froide allait demeurer conflictuel, mais les facteurs de conflictualité étaient appelés à évoluer.
Ce ne serait plus pour la défense d’idéologies (le communisme ou le capitalisme par exemple) qu’on s’affronterait, mais au nom d’appartenances civilisationnelles antagoniques: «la rivalité entre superpuissances est remplacée par le choc des civilisations» écrivait-il.
Pour décrire ce choc potentiel, Huntington proposait un découpage de l’espace mondial en six à neuf civilisations appelées, si un dialogue constructif et respectueux des particularités de chacune, n’était pas instauré entre elles, à s’entrechoquer violemment.
Christopher Coker, tout en rendant hommage à Huntington et en dénonçant les (non-)lectures caricaturales qui en furent par trop souvent faites, pointe néanmoins le fait qu’il aurait «échoué à anticiper l’émergence d’une unité politique inédite: l’État civilisation et le défi qu’il pose à l’ordre international actuel».
Coker reconnaît donc à Huntington le mérite d’avoir saisi avant tout le monde l’importance croissante qu’était appelé à prendre le fait civilisationnel dans les relations internationales, mais d’avoir échoué à anticiper la capacité des États à se l’approprier, tant et si bien qu’en lieu et place d’un choc des civilisations, c’est un choc des États civilisations qu’il faudrait aujourd’hui redouter.
États nodaux et État civilisation
La critique me semble peu pertinente dans la mesure où elle fait fi de l’importance qu’accorde Huntington aux «États nodaux»[4], ainsi qu’il qualifie les entités politiques dominant chacune des différentes civilisations et qui ne sont pas sans préfigurer ce que l’on désigne aujourd’hui par l’expression «États civilisations».
Ainsi, Huntington prédisait-il qu’au XXIe siècle, «l’idée de communauté globale» était appelée à devenir «un rêve lointain» et qu’à la place de l’ordre bipolaire de la guerre froide, allait s’imposer «un monde dans lequel les États nodaux jouent un rôle directeur» et qui ne pourrait être qu’un «monde fait de sphères d’influence».
L’essor de ces États nodaux ou civilisationnels était perçu positivement par Huntington, non seulement parce qu’en se partageant le monde en sphères d’influences réciproques, il pouvait conduire à un apaisement des relations internationales, mais aussi parce que leur absence est généralement source de troubles intracivilisationnels.
La forte instabilité politique du monde musulman était ainsi interprétée par Huntington comme la conséquence de l’absence d’un État nodal fort apte d’une part à le stabiliser et d’autre part à pacifier ses relations avec les autres aires civilisationnelles en dialoguant d’égal à égal avec les États nodaux incarnant chacune d’entre elles.
Une désoccidentalisation du monde en trompe-l’œil
Si la diffusion du modèle de l’État civilisation jusque dans le monde occidental lui-même est présentée par Rachman comme un symptôme du déclin de ce dernier, c’est on l’a vu parce qu’il s’opposerait au modèle de l’État nation qui serait son invention.
La civilisation contre la nation
Alors qu’une même civilisation, à l’image de l’Europe par exemple, peut compter en son sein plusieurs nations ayant chacune donné lieu à une incarnation étatique distincte (la France, l’Allemagne, l’Italie, etc.), un État civilisation ou État civilisationnel a la prétention, plus ou moins réalisée dans les faits, de présider seul aux destinées de l’ensemble d’une aire civilisationnelle: ce serait par excellence le cas de la Chine ou de la Russie, deux États qui ne seraient pas seulement les émanations de deux nations, mais de deux civilisations, cette dernière réalité étant perçue comme supérieure à la première du fait de sa plus grande profondeur historique.
La nation serait en effet une construction relativement récente et donc fragile qui tenterait d’amalgamer avec des bonheurs divers des populations porteuses de substrats civilisationnels potentiellement hétérogènes. La civilisation serait au contraire une réalité immémoriale transmise inlassablement d’une génération à l’autre depuis la nuit des temps. Chine et Russie auraient en commun d’avoir toutes deux, au XIXe siècle, tenté d’imiter l’Occident pour le rattraper. Pour ce faire, elles auraient importé à leurs dépens un modèle national qui s’est avéré inadapté à leurs spécificités civilisationnelles et ce faisant néfaste à leur épanouissement.
C’est en renonçant à ce modèle castrateur et en renouant avec leur héritage civilisationnel propre, donc en affirmant leurs différences avec l’Occident et ses valeurs sans chercher à s’en excuser ou à s’en justifier, qu’elles regagneraient aujourd’hui en vigueur au point de pouvoir désormais rivaliser avec lui.
Cette leçon aurait notamment été retenue au Moyen-Orient où la prétention à ériger par la force un «État islamique» témoignerait selon le politiste britannique de la LSE Christopher Coker d’une tentative d’avènement d’un État civilisation arabo-musulman dans une région du monde historiquement fragmentée et affaiblie par les rivalités entre des projets nationaux concurrents qui brideraient sa force civilisationnelle intrinsèque.
Une conception identitaire de l’État
Penser l’État au prisme de la civilisation plutôt qu’à travers celui de la nation a d’abord des conséquences au niveau intra-étatique. Cela suppose en effet que les citoyens dudit État qui n’en partagent pas le substrat civilisationnel se trouvent relégués dans une position subalterne dans leur propre pays, ce dont le modèle national réputé plus intégrateur était censé les prémunir. Ainsi, tandis que le parti du Congrès de Gandhi et Nehru, tenant d’une conception nationale de l’Inde, insistait sur l’égale citoyenneté des Indiens de toutes confessions, le BJP de Modi, adepte d’une conception plus strictement civilisationnelle de l’indianité, cherche à réduire les manifestations de tout ce qui est perçu par lui comme étranger à celle-ci, à commencer par l’islam.
La fin de l’universalisme libéral
Sur le plan global, l’affirmation d’États civilisations a pour principale conséquence de discréditer toute prétention à imposer des normes ou des valeurs universelles, chaque État civilisation pouvant se targuer d’avoir ses propres normes et valeurs conformes à son héritage civilisationnel. En conséquence, les tentatives occidentales d’imposer des standards à valeur universelle sont perçues et dénoncées comme des formes inacceptables d’impérialisme civilisationnel.
L’État civilisation aboutit donc à une attitude relativiste qui modifie en profondeur les rapports interétatiques. Ainsi que le résume le politologue allemand Adrian Pabst, «il est en passe de transmuer la géopolitique de l’après-guerre froide d’un universalisme libéral en un exceptionnalisme culturel»[2].
L’État civilisation est-il soluble dans l’Occident?
Originellement pensé et incarné par des pays non-Occidentaux désireux de contester l’hégémonie politique et culturelle de l’Occident, l’État civilisation serait à présent en train de s’imposer au cœur même de l’Occident par le biais des théoriciens de la nouvelle droite américaine comme Steve Bannon.
C’est en tout cas la thèse défendue par le chroniqueur du Financial Times Gideon Rachman pour qui l’éphémère conseiller stratégique de Donald Trump aurait converti son mentor à une conception civilisationnelle de l’État en tournant le dos au traditionnel universalisme états-unien. Au lieu de se poser comme ses prédécesseurs en héraut de la civilisation, l’actuel locataire de la Maison-Blanche se voudrait plus modestement le défenseur d’une civilisation occidentale menacée jusque dans son berceau par des flux migratoires mettant en péril son intégrité identitaire.
Cette conversion de l’Occident au modèle de l’État civilisation, que ses promoteurs présentent comme sa planche de salut, est au contraire analysée par Gideon Rachman comme un symptôme de sa faiblesse et de son déclin.
Alors que jadis, les pays non-occidentaux imitaient l’Occident en adoptant son modèle de l’État nation, ce serait aujourd’hui l’Occident qui irait chercher chez les autres le modèle politique de l’État civilisation pour tenter de sauver ce qui peut l’être de sa grandeur passée. C’est pourquoi Rachman affirme que «l’adhésion de Trump à une vision «civilisationnelle» du monde est un symptôme du déclin de l’Occident» car celui-ci ne se penserait plus suffisamment fort pour défendre l’universalité de son modèle[3].
La revanche de Huntington
Même si elles ne s’y réfèrent pas toujours explicitement, les théories de l’État civilisation doivent beaucoup au paradigme huntingtonien du «choc des civilisations».
Rappelons que pour Samuel Huntington (1927-2008), l’ordre mondial de l’après Guerre froide allait demeurer conflictuel, mais les facteurs de conflictualité étaient appelés à évoluer.
Ce ne serait plus pour la défense d’idéologies (le communisme ou le capitalisme par exemple) qu’on s’affronterait, mais au nom d’appartenances civilisationnelles antagoniques: «la rivalité entre superpuissances est remplacée par le choc des civilisations» écrivait-il.
Pour décrire ce choc potentiel, Huntington proposait un découpage de l’espace mondial en six à neuf civilisations appelées, si un dialogue constructif et respectueux des particularités de chacune, n’était pas instauré entre elles, à s’entrechoquer violemment.
Christopher Coker, tout en rendant hommage à Huntington et en dénonçant les (non-)lectures caricaturales qui en furent par trop souvent faites, pointe néanmoins le fait qu’il aurait «échoué à anticiper l’émergence d’une unité politique inédite: l’État civilisation et le défi qu’il pose à l’ordre international actuel».
Coker reconnaît donc à Huntington le mérite d’avoir saisi avant tout le monde l’importance croissante qu’était appelé à prendre le fait civilisationnel dans les relations internationales, mais d’avoir échoué à anticiper la capacité des États à se l’approprier, tant et si bien qu’en lieu et place d’un choc des civilisations, c’est un choc des États civilisations qu’il faudrait aujourd’hui redouter.
États nodaux et État civilisation
La critique me semble peu pertinente dans la mesure où elle fait fi de l’importance qu’accorde Huntington aux «États nodaux»[4], ainsi qu’il qualifie les entités politiques dominant chacune des différentes civilisations et qui ne sont pas sans préfigurer ce que l’on désigne aujourd’hui par l’expression «États civilisations».
Ainsi, Huntington prédisait-il qu’au XXIe siècle, «l’idée de communauté globale» était appelée à devenir «un rêve lointain» et qu’à la place de l’ordre bipolaire de la guerre froide, allait s’imposer «un monde dans lequel les États nodaux jouent un rôle directeur» et qui ne pourrait être qu’un «monde fait de sphères d’influence».
L’essor de ces États nodaux ou civilisationnels était perçu positivement par Huntington, non seulement parce qu’en se partageant le monde en sphères d’influences réciproques, il pouvait conduire à un apaisement des relations internationales, mais aussi parce que leur absence est généralement source de troubles intracivilisationnels.
La forte instabilité politique du monde musulman était ainsi interprétée par Huntington comme la conséquence de l’absence d’un État nodal fort apte d’une part à le stabiliser et d’autre part à pacifier ses relations avec les autres aires civilisationnelles en dialoguant d’égal à égal avec les États nodaux incarnant chacune d’entre elles.
Une désoccidentalisation du monde en trompe-l’œil
Si la diffusion du modèle de l’État civilisation jusque dans le monde occidental lui-même est présentée par Rachman comme un symptôme du déclin de ce dernier, c’est on l’a vu parce qu’il s’opposerait au modèle de l’État nation qui serait son invention.
Si ce dernier point est incontestable, le fait que l’État civilisation soit moins occidental que l’État nation est en revanche sujet à caution .....
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